« Le violon intérieur »...
- Elle a mis plusieurs années avant de l’écrire… Elle a demandé tout d’abord demandé à certains de ses élèves de lui fournir une lettre dans laquelle ils devaient expliquer comment ils avaient vécu ce type de travail avec elle, afin qu’elle puisse s’en servir comme matière…
 
Juste avant de rencontrer Dominique Hoppenot, où en étiez-vous ?
- A cette époque-là, mon mental était dans une confusion extrême… je sortais du CNSM de Paris et malgré mes 6 heures de travail quotidien je ne savais plus comment faire pour jouer du violon… je me sentais très mal à l’aise… j’étais « de travers », j’avais mal au dos… le son n’était que celui du violon, le fruit du hasard de l’instant… alors bien sûr, après un acharnement au travail ça finissait par donner quelque chose, mais ça ne tenait pas… comme un soufflé (au fromage) qui s’effondre ! C’était une lutte contre l’instrument, et comme il n’y avait pas de bonheur à jouer alors le corps en ressortait meurtri… Et je ne savais pas m’écouter… cela comme une protection pour ne pas entendre ce son qui me déplaisait. Je n’écoutais que le minimum vital… Enfin je ne pouvais plus entendre ce qu’on me disait à l’époque « c’est pas mal… c’est pas très très beau ni très juste mais quelle nature ! quel tempérament ! qu’elle est musicienne… ».
Nous étions des quantités dans ce cas-là et il serait intéressant de savoir combien de ceux qui sont sortis du CNSM dans ces années ont vécu de leur violon…
 
Comment l’avez-vous rencontrée ?
- En 1968, j’entrais donc dans la classe d’orchestre professionnelle qui venait de se créer au CNSM et c’est au moment où Paul Tortelier est venu nous diriger pour la création de son concerto pour violon que j’ai entendu parler d’elle pour la première fois. En effet c’est son fils (Yann Pascal Tortelier) qui l’interprétait et je me souviendrai toujours du ré (3ème doigt corde de la) avec lequel il démarrait le concerto ! J’étais fascinée par la prise de son précise, pleine, dense, vibrée… Rentrée chez moi j’ai tout essayé pour la retrouver : comme lui je retirais le coussin et je faisais une heure de ré 3ème doigt corde de la… sans jamais rien trouver. Je sentais que cette qualité de son n’était pas uniquement due au fait qu’il était doué mais qu’il devait y avoir quelque chose derrière… une école ? Le lendemain, toujours aussi fascinée par cette beauté de jeu et malgré ma timidité, je suis allée le voir. Alors il me confia : « Bien sûr que ce n’est pas naturel, que c’est travaillé ! Va en urgence au 2 rue de Logelbach, il y a là une dame qui s’appelle Dominique Hoppenot. Tu comprendras comment on peut avoir une prise de son comme ça ».
- Mais je me souviens en avoir entendu parler auparavant. En effet, comme je n’apprenais pas grand-chose au conservatoire dans ces années-là, mes parents m’offraient des leçons particulières avec Joseph Calvet qui était à l’époque le grand ponte de la musique de chambre à Paris… c’était déjà plus élaboré qu’au conservatoire, mais cela restait une technique à la française, avec beaucoup de fausse souplesse et d’heures à travailler, sans respecter le corps… Un jour il me dit : « Ne savez-vous pas qu’à Paris il existe une sorcière ? Claire Bernard est allée la voir, ne sachant pas sautiller. Elle est ressortie, elle sautillait !... Cette femme a donc une baguette magique ! Elle s’appelle madame Hop (aspirez le H) ! Hop ! Hoppenote !! »
 
Qu’est-ce qui vous a poussé vers elle ? Quels étaient et d’où venaient les problèmes ?
- Bien sûr les problèmes étaient déjà là avant le CNSM… Dans les années cinquante n’importe qui pouvait s’intituler professeur de violon. Même si aujourd’hui c’est très exagéré avec tout ce qu’on demande pour la préparation aux diplômes d’enseignement dont un pourcentage de choses qui me paraissent bien inutiles, à l’époque c’était exagéré dans l’autre sens. La pédagogie était empirique. « Au petit bonheur la chance », sans aucune explication… Un jour, à propos de tout ce travail passionnant que j’entreprenais avec Hoppenot, le professeur qui m’avait débuté me dit : « Comme c’est idiot d’apprendre tout cela Anne-Marie… ta fourchette, on ne t’a pas appris à la tenir et pourtant tu sais t’en servir !? Eh bien ton archet c’est pareil ! »... Au CNSM on faisait surtout du répertoire… on nous disait « Fais des gammes »… il ne s’est pas passé une seule matinée sans que je fasse mes trois heures de gammes… mais en faisant toujours les mêmes erreurs aux mêmes endroits, sans trouver de solutions, en cherchant pourquoi dans les gammes à 4 octaves liées dans le même coup d’archet, le démanché n’était pas bon à tel endroit, la descente sale à telle autre… puis c’était un autre démanché, un autre endroit qui n’allait plus… je recommençais, je recommençais, c’était du rabâchage… au bout de trois heures ça finissait alors par être bien, mais le lendemain je retrouvais les mêmes problèmes… il en fallait du courage ! Ce qui fait que j’étais crispée. Crispée sur mon archet. Et quand on est crispé on ne prend pas de plaisir. Mais on n’a que cette envie… pourquoi vit-on si ce n’est que pour le jour où l’on va trouver ?… On y croit ! Quand on aime, on y croit. Alors quand on entend qu’une personne enseigne différemment, on se précipite.
 
Vous avez travaillé une dizaine d’années avec elle ?
- Oui, et si elle était toujours vivante, j’irais encore la voir !
 
Comment s’est passée votre première leçon avec elle ?
- Je lui ai joué « Tzigane » de Ravel. J’avais retiré le coussin pensant que c’était la solution à tous les problèmes… j’en étais pas à une gêne près !! Je voulais qu’elle voie tout, je n’ai pas du tout essayé de masquer mes faiblesses… je lui ai simplement dit, surtout ne me dites pas que je suis musicienne ! Je veux juste apprendre à jouer du violon… Elle m’a dit : « Bon, il va y avoir du travail à faire et je n’ai pas de baguette magique ! Ce n’est pas une patience d’ange qu’il va vous falloir, mais une patience d’archange ! ».
Elle a donc tout de suite commencé à me parler de mon corps… j’étais très étonnée de savoir qu’il fallait s’enraciner, qu’on avait un bassin qu’il fallait savoir placer, que les bras faisaient partie de notre corps… les prémices de ce grand principe que toutes forces égales qui s’opposent s’annulent et qu’il fallait chercher cela partout dans le corps. La main contre le pouce, le bassin et les jambes qui vont vers le bas à partir du bassin et la tête qui va vers le haut, ces deux forces s’équilibrant… C’était un réapprentissage pour reprendre contact avec le violon et avec l’archet… se dire que ce ne sont pas deux ennemis, mais deux éléments qui vont maintenant faire partie de mon corps.
Ce fut une rééducation. Une rééducation qui m’a transformée, transfigurée de bonheur… dès la première leçon. En effet : faire un beau son sur un centimètre d’archet, qu’est-ce que ça m’a plu !! J’ai compris qu’il pouvait y avoir un contrôle, que ce ne serait plus du domaine du hasard… ce serait le résultat d’une écoute intérieure…
Elle disait que nous, ses élèves, n’étions pas un équilibre mais une série de compensations ! Effectivement, j’avais moi-même des abcès au cou à force de serrer le violon… Alors dès ce premier cours, elle m’a montré une statue grecque !! Puis elle nous faisait prendre conscience de notre corps à travers des livres comme « le zen dans le tir à l’arc », par exemple.
 
Et ensuite ?
- J’ai redémarré avec l’opus 2 n°1 de Sevcik pendant 3 mois, puis avec l’opus 3… puis j’ai dû jouer le Brahms à la Rochelle. « Ça n’a pas été facile ! »
Mais jamais je ne me suis sentie aussi à l’aise sur le thème en accords, là où mes professeurs me disaient qu’« on a tous peur d’y perdre son archet ! ».
Lors d’une leçon je me souviens d’un milieu-pointe avec l’archet arrêté, qui commençait à être bien, elle me dit  : « Tu as entendu ? ». Je n’avais rien entendu ! J’ai dû réapprendre à écouter ce qui sortait de mon violon pour le mettre petit à petit en accord avec ce que j’avais envie de produire…
Comme à l’époque je suivais les cours de Joseph Calvet, travailler un caprice de Paganini en même temps que réapprendre à faire un milieu-pointe, puis un talon-milieu, puis un talon pointe correctement n’étaient pas compatibles ! Je ne pouvais plus mal jouer… après avoir pris conscience de ce que c’était qu’une seconde de beau, je ne pouvais pas faire une heure de mauvais !!! C’était donc un recommencement complet. Il fallait dépoussiérer, déparasiter les anciens gestes.
Puis on travaillait essentiellement sur les textes tout en gagnant des éléments techniques.
« Voici comment travailler les tierces, les octaves, les démanchés… » j’ai réalisé que la base d’une tierce c’est la quarte, que la tierce majeure fait deux tons sur une corde et « un ton et demi » sur deux cordes… !
Aujourd’hui j’apprends cela à mes petits dès qu’ils commencent les doubles cordes!
La transformation s’est faite progressivement mais je ne me suis plus jamais sentie bloquée.
 
Comment se déroulait un cours avec Dominique Hoppenot ?
- Très sympa ! Toujours en retard ! Car elle ne laissait jamais ses élèves partir sans qu’ils aient senti, réalisé quelque chose, sans qu’ils aient découvert une nouvelle sensation.
D’ailleurs si on avait un concerto à travailler, on ne sortait que rarement de la première ligne.
Souvent on venait avec un souci de main droite par exemple, alors elle nous faisait jouer le morceau et remarquait un problème de démanché, ou de posture du bassin ou des pieds… et à la fin du cours, le souci d’archet était réglé sans l’avoir travaillé directement.
On n’était jamais jugé.
Mais même si c’était facile d’y croire tellement l’efficacité était évidente, il fallait du courage pour rester avec elle, car on savait qu’on en prenait pour un bon moment !
 
Comment appréhendait-elle le fait de jouer sans plus penser à tous ces aspects techniques ?
C’était dur. Elle passait son temps à nous dire « Ce que tu as acquis, tu l’as en toi, ne le refabrique pas à chaque fois »… elle nous parlait du laisser faire, du non vouloir, du lâcher prise… « Ne réfléchis pas !! ». J’avais peur de perdre les sensations. J’ai mis beaucoup de temps à me faire confiance, à laisser faire… A me laisser guider par l’écoute intérieure…
 
Vous entriez donc dans une école complètement différente à tous les points de vue.
- Oui, mais cela n’empêche pas qu’il y avait de très grands violonistes qui sortaient du CNSM à ce moment-là, sans avoir besoin de passer par une totale remise en question. Ils avaient sans doute cet équilibre naturel. Tellement à l’aise avec leur corps, ils prenaient tout de suite les bons moyens : Régis Pasquier, Patrice Fontanarosa, Jean-Jacques Cantorov ou Marie-Annick Nicolas - quoique celle-ci soit passée par la Russie après le CNSM… Chez nous c’était empirique. Après nous avoir dit « Fais tes gammes, tes arpèges, tes doubles cordes, ton heure d’étude, ton heure de Bach et ton heure de concerto… joue plus fort, moins fort… n’écrase pas… ils pensaient nous avoir tout dit »! Non, on ne peut pas dire qu’il y avait en France une pédagogie du violon, comme il y en avait une en Russie, aux Etats-Unis ou en Israël…
 
Avait-elle une équipe avec elle ? des collègues ? Etait-elle la seule à pratiquer cet enseignement guérisseur ?
- Il faut se méfier du terme guérisseur. C’était aussi une artiste. Elle pouvait jouer tout ce que l’on travaillait et quand elle nous montrait une phrase, c’était beau. Elle avait une sonorité lumineuse, sensible…
Il y avait aussi madame Pecqueux qui était une femme remarquable à cette époque sur Paris et qui proposait un enseignement de grande qualité. Différent de celui d’Hoppenot, qui avait malgré tout un plus grand rayonnement.
Dominique Hoppenot avait trouvé seule les réponses qu’elle se posait sur le violon, en consultant des neurologues, des kinés, des praticiens d’arts martiaux… très rares à l’époque à Paris…
Elle a également eu une révélation après un récital de Heifetz. Elle a senti qu’il y avait toute une science derrière, qu’on ne lui avait pas apprise.
Il lui a donc fallu un énorme courage pour oser cet enseignement, pour y croire, car c’était nouveau. Aujourd’hui, pour le transmettre, nous l’avons enrichi de notre propre expérience. Mais nous l’avons appris, tandis qu’elle, elle l’a trouvé !
 
Quelle était alors sa réputation ?
- On n’avait pas intérêt à dire que l’on travaillait avec elle. Elle était détestée, alors qu’il y a eu un nombre faramineux de gens qui ont travaillé avec elle. Cela déplaisait beaucoup, le fait que quelqu’un se mette à parler de pédagogie. Ça remettait en cause.
Alors on essayait de ne pas le dire, mais finalement ça ne lui plaisait pas. Elle me dit un jour : « J’en ai marre qu’on vienne chez moi comme on va chez les putes… en rasant les murs ! ».
Pourtant, certains comme Paul Tortelier, qui était concertiste et prof au CNSM, allaient la voir pour comprendre des choses. Ou encore Maurice Bourgue, 1er hautbois solo de l’orchestre de Paris, qui allait réfléchir avec elle, pour trouver autre chose.
En tout cas sa réputation était telle qu’elle donnait cours tous les jours de 9h à 23h !
 
 
Pour prolonger ce témoignage, vous pouvez consulter ce lien :
http://www.ellenmoysan.com/entrevue-avec-anne-marie-morin-03-03-12-paris/

ppartenait à une famille catholique engagée, mais elle s’est détachée de tout cela par la suite.

Elle n’était plus pratiquante… mais là, qu’est ce que ça veut dire, « pratiquant », aller à l’église tous les dimanches ou apporter le meilleur de soi par son travail, chaque jour… ?