Enfant, quand après des années de réclamation auprès de mes parents j’ai eu enfin un violon, je jouais 4 jours plus tard le 5è concerto de Mozart… en effet je connaissais toute la littérature de mémoire et j’avais eu un tel appétit que tout cela m’a fondu dans les mains sans gros problème à ce moment là, car c’était une question de boulimie. Je n’ai donc pas connu cette première longue approche grinçouillante qui semble être le cas avec tout le monde.
J’ai aussi le souvenir de « l’horreur » que j’ai connue au conservatoire, c'est-à-dire ce sentiment de « viol », probablement imposé par les méthodes de l’époque, ou par mon professeur, ou plus généralement par les exigences des élèves… pour moi c’était contraire à une attitude musicale. Votre professeur vous disait « maintenant tu vas étudier le 5è concerto de Vieuxtemps!»… engueulades épiques ! Sans parler des doigtés et des coups d’archet à aller chercher chez lui et à reproduire tels quels ! Je vois bien l’avantage, il y en a tellement qui sont si paresseux que rechercher un mode d’expression personnel c’est tout ce qu’ils essaient d’éviter ! C’est pour cela que je me méfiais énormément des professeurs… tant mieux s’ils pouvaient me donner quelques petites choses qui me permettent de réaliser ce que j’imaginais, mais surtout qu’on n’aille pas me trifouiller l’existence !
Je pense que l’une des raisons pour laquelle la musique classique est en telle difficulté aujourd’hui réside dans cet enseignement bestial qui est fait pour enseigner une espèce de masse aux gens et dans lesquels on terrorise les pauvres malheureux, alors qu’il est essentiel de se poser ces questions : à qui s’adresse-t’on ? quel est le but de l’enseignement ?
Alors il y a eu ma rencontre extraordinaire avec Yehudi Menuhin lors d’une master class. Tout d’un coup j’ai vu s’ouvrir devant moi le « Paradis » ! Car non seulement il était un immense interprète et un gigantesque violoniste mais aussi parce qu’il était quelqu’un qui avait cette faculté unique de sortir de vous ce que vous cherchiez, sans recette - sans recette violonistique - avec une approche uniquement musicale. C’était absolument prodigieux !
Puis nous sommes devenus de plus en plus proche au fil des années…
Ma rencontre avec Dominique Hoppenot eut lieu bien plus tard. J’ai dû la voir pendant les 2 ou 3 dernières années de sa vie…
J’en avais déjà pas mal entendu parler et je dois dire qu’en raison de mon côté relativement réfractaire à l’enseignement, j’étais très méfiant. Je n’avais pas de problème avec le violon, mais des collègues et des amis me disaient souvent « tu ne t’imagines pas comme c’est important cette manière de se poser, en ce qui concerne le rapport avec le violon !… ». Je me disais « Est-ce une sorte de gourou ?! »…
Finalement on s’est rencontré chez des amis communs et là, j’ai vu quelqu’un de très sympathique qui était beaucoup plus large d’esprit que je ne l’avais imaginé.
J’ai donc pris un rendez vous avec elle…
Ce fut extraordinairement prenant. Je ne connaissais pas du tout son approche et dès lors qu’elle a commencé à me parler des pôles à partir desquels on joue du violon, c’était tout à fait inattendu pour moi… en particulier la position de la tête et ce geste d’offrande qui était une évidence et à partir duquel l’espace dans lequel vous agissiez était déterminé.
Elle se réclamait beaucoup de Szeryng et c’était manifeste dans sa manière d’aller vers l’instrument, c’est à dire dans le cadre d’une pose de la totalité du corps, comme on le dit d’une voix, mais il y avait aussi chez elle une grande intelligence de la psychologie qu’on avait vis-à-vis de l’instrument.
Bien que je respectais Szeryng en tant que pur produit d’un violon parfaitement conçu (il ne pouvait pas y avoir une scorie chez lui, quoi qu’il joue) c’était quelqu’un que je n’appréciais nullement en tant qu’homme (la vanité en personne, le snobisme)… D’ailleurs j’ai toujours préféré un violon plus brûlant dont on reconnaît instantanément la personnalité, ce qui n’est pas le cas chez lui…
Alors cela alimentait peut être cette sorte de réticence de mon côté vis-à-vis de Dominique… mais en dépit de ces réserves nous sommes devenus très copains et il s’est trouvé que nos séances de travail étaient quelque chose d’assez étonnant. Elle me prenait en dehors de son activité quotidienne de 8h du soir à 3 h du matin ! On passait toujours 6 ou 7 heures ensemble en commençant par de longues discussions sans violon, sans rien du tout, où l’on parlait de choses et d’autres pendant 3 ou 4 heures et finalement on sortait le violon !...
En la quittant je ressentais une sorte de plénitude physique qui se transmettait au son… j’étais en pleine forme violonistique… je sentais toutes les fibres musculaires de mon corps en action, sans plus d’inhibition… ça se passait dans le dernier quart d’heure…
Je me disais qu’elle allait peut être m’ouvrir des perspectives dans le domaine de la pure virtuosité, mais il ne s’agissait pas du tout de cela. Ce n’était pas quelqu’un qui avait des recettes pour dominer les « variations God save the Queen » de Paganini par exemple, c’était quelqu’un du côté de la production sonore qui évidemment avait une idée très forte de la manière dont ça pouvait aboutir.
Le problème du violon c’est qu’il a eu au fil des siècles une littérature de plus en plus virtuose et que l’on ne peut s’en passer alors que la voix est un instrument sans virtuosité, c’est un instrument du son, de la production du son… Il peut y avoir des traits, des problèmes techniques majeurs, mais pour chanter les Lieder de Schubert, par exemple, il n’y a pas de virtuosité digitale, cette espèce de folie, de bravoure… il y a juste la question de la pose de la voix.
Et Dominique était très forte pour cela. Avec elle c’était une manière de travailler vers l’émission du son…
Son approche du violon était à la fois très concrète et presque mystique, dans une opposition totale à la violence (que l’on pourrait ressentir chez Dounis par exemple…). Elle faisait cela avec une grande générosité.
Il y avait avec elle un épanouissement certain du son… j’en étais le témoin direct.
J’ai également trouvé cela particulièrement profitable par rapport au trac auquel je suis sujet de manière parfois paralysante… alors si ma rencontre avec elle avait lieu la veille ou l’avant-veille d’un concert ça me mettait dans un état de bien-être qui était quelque chose de formidable.
C’est une femme extraordinaire…
Ça a rejoint d’une certaine manière les préoccupations de Menuhin…
J’en ai beaucoup parlé avec lui. Je lui ai apporté « le violon intérieur » à New York, et il l’a lu dans la foulée. Il a trouvé cela fascinant et lui a envoyé un très gentil mot dans lequel il lui disait qu’il avait envie de la rencontrer.
Il y avait une sympathie spirituelle entre les deux…