Elisabeth Balmas, racontez-nous les circonstances de votre rencontre avec Dominique Hoppenot…

Chacun doit trouver sa voie…

Après mes concours je cherchais un professeur.

Je savais exactement comment je voulais jouer, mais ceux que je rencontrais ne m’apportait pas du tout cela…

J’étais pas mal abîmée, à cause des programmes énormes que j’ai dû préparer…

Je jouais d’instinct, à l’oreille… Leonid Kogan que voyais de temps en temps et avec qui je travaillais l’interprétation disait de moi que j’étais « une géniale amateur »… en effet, je n’avais pas construit de technique… j’étais pratiquement autodidacte…

Il me manquait surtout de l’entraînement, de l’endurance…

Ça ne m’aurait pas suffit pour une carrière, car on peut faire un peu illusion le temps d’un concours, mais pour des gros programmes c’est insuffisant.

A l’époque j’avais le choix entre aller à New York chez Heifetz, ou rester à Paris. Heureusement que je ne suis pas aller avec lui car il m’aurait tué ! Levé à cinq heure du matin pour faire des gammes en tierces, en double corde, etc., jusque huit heure, ç’aurait été de la boucherie !

C’est alors que Claire Bernard venait de passer le concours Enesco.

En l’entendant à la radio j’ai compris que c’était là la technique, le son que je voulais acquérir.

Par son intermédiaire j’ai donc fait connaissance avec Dominique Hoppenot avec qui elle travaillait depuis un an et dont je n’avais jamais entendu parler auparavant.

On a donc repris le travail à la base, pour construire une musculature ; comme un sportif !

Le gros chantier, le temps d’installer la structure a du durer trois ou quatre ans.

On met tout par terre, on creuse, et on refait les fondations : posture de base, cordes à vide Sevcik.

J’ai été remise en question. Pendant la première année, pas un concert.

Mais j’étais ravie. Ravie de me poser.

 

Comment s’est passée cette reconstruction ?

Etant jeune, pas grande et pas costaud, il a fallu construire tout ça et c’était dur !

Très dur… un accouchement dans la douleur…

J’en garde un très mauvais souvenir physique à cause de toutes les tensions que je m’étais mise sur le dos en travaillant beaucoup trop, trop vite et sans technique valable… il a fallu tout lâcher, puis reprendre…

Ma construction physique, ma musculature s’est donc faite autour du violon.

Elle m’a également fait connaître les arts martiaux alors que ce n’était vraiment pas la mode… c’était une pionnière.

On commençait le cours par installer la position du violon. Ensuite je faisais des cordes à vide pour voir si tout aller bien, pour retrouver un son de base…

Le violon posé sur la clavicule, le menton posé sur le violon, tout un ensemble qui ne bouge pas et les vibrations qui vont dans le corps, ça c’est merveilleux.

Se poser, se retrouver soi même par une intériorisation…

On discutait aussi beaucoup. Elle était un peu entre la prof et la thérapeute et ça, c’était très bien pour les jeunes.

 

A quel moment avez-vous senti que tout était là, que vous aviez tout intégré ?

Au moment ou j’ai tout lâché.

7 ans de travail et un jour j’ai tout abandonné complètement. Six mois après tout était installé !

Par la suite je n’ai jamais plus retravaillé de ma vie ! Il ne me restait plus qu’à jouer…

Pour cela je la remercie infiniment car ça a été une aide inestimable pour toute ma carrière.

J’avais juste besoin de rafraîchir tout cela tous deux ou trois ans et ça suffisait, alors que je connais de nombreux violonistes qui sont obligés de travailler des heures et des heures pour le même travail !

Quand on a la sensation juste, elle est intégrée définitivement.

 

Comment s’y prenait-elle pour vous faire oublier toutes ces préoccupations techniques au moment de jouer ?

Elle avait beaucoup de mal. Pour beaucoup de ses élèves c’était toujours difficile de passer du studio de travail à la scène.

Car nous nous enfermions dans nos sensations et quand il fallait jouer ce n’était plus ça…

Nous n’osions pas assez prendre des risques, nous sortir du contrôle…

Car c’était confortable, rassurant…

C’est pour cela qu’un jour j’ai tout arrêté : pour jouer…

Tout n’était pas encore intégré, mais je me disais que si je ne partais pas à ce moment là j’y resterais toute ma vie…

Tout oublier et faire confiance pour ne pas être coincée pour la vie…

Quand c’est trop bien, les gens ne s’en vont pas… un peu comme à la maison !

Elle voulait qu’on parte, mais son aura, sa belle aura ne nous donnait pas envie de partir…

Alors j’ai eu besoin de me rebeller… mais aujourd’hui je suis toujours reconnaissante !

 

Improviser les méthodes de travail, la recherche pure, tout cela je l’ai appris avec elle. C’est passionnant.

J’ai pris énormément de raccourcis avec ce qu’elle m’a fait faire pendant sept ans, avec l’expérience j’ai pu faire tout cela beaucoup plus vite.

Par exemple, ce qui est extraordinaire c’est de jouer tout votre répertoire en corde à vide, avec les doigts au dessus. Pour avoir le mouvement et surtout pour avoir un archet qui ne soit pas influencé par les difficultés de la main gauche… le raccourci c’est alors d’avoir cette technique comme principale chose… car on en revient toujours là, à avoir la main gauche qui traîne par rapport à la musique que l’on veut faire avec le bras droit. Si on veut faire un geste avec le bras droit, ça va, mais si on veut faire de la musique ça ne marche plus. Et c’est la qu’il faut entraîner le bras droit à chanter… sans que le bras gauche ne gêne…

Je travaille le violon assise, la crosse posée sur quelque chose.

C’est un truc d’Hoppenot mais je l’ai développé pour moi.

Il faut que chaque position du corps soit en adéquation avec ce qu’on veut entendre. Si vous obligez une personne à une position et qu’il ne l’entend pas, ça casse tout.

Il faut le contact.

Pour moi, cette façon de produire un son est un peu perdue, même si le niveau des violonistes n’a cessé de monter. Il y a par exemple Anne-Sophie Mutter qui est vraiment dans cet esprit, mais par instinct pur !

Les autres, c’est un peu impersonnel… car c’est plus loin du corps…. ce n’est pas le corps qui résonne.

C’est frustrant pour les gens qui connaissent cette sensation. Pour les autres non.

 

Avec vos talents, vous auriez pu devenir une violoniste très « dans l’ego », qui aime faire de l’épate… !

Justement, qui se ressemble s’assemble : si j’avais eu un ego comme cela je n’aurais pas été la voir.

Elle n’attirait pas les gens comme ça car ils savaient qu’ils allaient faire des cordes à vide pendant un an…

J’avais quelques camarades qui étaient comme vous dites et qui pour rien au monde ne seraient allés la voir. Ils se moquaient de moi, mais la vie fait bien les choses… !

 

Quelle était sa réputation ?

Comme une sorcière. « Madame le gourou »… c’était la secte !

S’était effrayant… on était mal regardé…

Le fait que j’aille avec elle m’a fâché avec toute « l’intelligentsia violonistique » de Paris !

Aux Etats-Unis ce serait bien passé…

Son gros problème, c’est qu’elle avait beaucoup d’élèves qui venaient en dernière chance chez elle.

Je pense qu’elle n’a pas eu de reconnaissance.

Décédée peu après la parution de son livre, elle n’a même pas pu en connaître le succès.

 

Vous souvenez vous de la rédaction de son livre ?

Il y avait des pages et des pages dans la salle où l’on travaillait… Elle l’a commencé, après deux trois années que j’ai passées à ses côtés… elle a bien mis dix ans pour l’écrire… on en parlait beaucoup.

Elle en a essayé des titres !!

Le plus difficile pour elle était d’exprimer les sensations… les sensations internes, physique…

Elle l’a donc fait, tout en sachant qu’elle pouvait expliquer beaucoup de détails, mais pas les faire sentir…

 

A-t-elle découvert la clé du violon ?

Non, on ne peut pas dire cela… Elle a compris comment fonctionne un corps. Non pas le corps musculaire, mais celui des sensations.

Elle avait beaucoup observé les violonistes de l’époque (Heifetz, Milstein, Sczering, Kogan, Oïstrakh…). Elle allait à chaque concert et elle essayait en analysant leurs gestes, de comprendre leur technique…

Ils travaillaient selon le même modèle. Les bonnes sensations qui donnent le bon truc…

Tout ça vient du son. Mais quand on pas le son on est obligé de travailler un peu plus la sensation. Si on a la sensation du son, le son vous fait faire le geste juste… Mais si entre l’oreille et le geste quelque chose est coincé, alors le geste ne sera pas bien. Mais si l’oreille est parfaite et le geste voulu par l’oreille alors là c’est bon.

Ces grands violonistes venaient d’écoles où l’on travaillait énormément le son.

L’Ukraine, Odessa…

Alors qu’il n’y avait pas d’école de ce type en France.

Elle avait aussi fréquenté des professeurs de yoga, de tai chi… et j’en avais pratiqué à l’époque….

Mais l’oreille reste le chef d’orchestre… car vous pouvez faire le yoga et le tai chi que vous voulez, si vous n’avez pas l’oreille, ça ne donne rien… elle est la représentation sonore de ce que l’on veut.

 

Quelle est selon vous sa portée universelle ?

Elle a compris des choses, elle les a transmises. Un canal.

Canal entre quoi et quoi ?

Entre la vérité du violon et l’élève.

Pour vous elle aura quand même touché un absolu ?

Oui. Même si elle ne le pratiquait pas sur scène, elle avait compris une certaine vérité en tous cas…

Pour chaque élève, si celui-ci s’en donnait la peine, elle pouvait lui faire sortir son propre son.

C’est en cela qu’elle était un canal, à l’image du zen, du tir à l’arc, des arts martiaux…

Alors quand on est bien en forme, « ça joue tout seul »… c’est le pied ! On est relié… et cela c’est bien ce que l’on cherche tous les matins en prenant son instrument.

Elle le faisait passer et comprendre aux gens. C’était formidable.

Ce n’est pas une « philosophie du violon », c’est une façon d’être, de vivre, de ressentir les choses…

 

En quelques mots

Sentir le violon à l’intérieur de soi.

L’intégrer, comme dans le tir à l’arc...