Claire Bernard (à droite) avec Dominique Hoppenot, en concert à Asnières en 1976.

 

Claire Bernard

- J’ai travaillé avec Dominique Hoppenot une bonne dizaine d’années. C’était fabuleux de recherches…
J’avais quinze ans quand le violoncelliste Robert Salles m’a parlé d’elle pour la première fois.
Ayant eu mon prix très tôt, j’avais déjà joué de nombreux concertos…Comme je jouais des morceaux avancés pour mon âge, les gens étaient très contents mais pas moi car je n’étais pas à l’aise… je sentais que je faisais fausse route, qu’il y avait autre chose à apprendre.
Depuis un an, je cherchais toute seule quelque chose de différent... j’avais l’intuition depuis mon enfance que ce n’était pas comme ça qu’on jouait du violon… avec le coussin, n’importe comment, de travers… je sentais que ce n’était pas ça.
J’ai donc décidé d’aller voir Dominique Hoppenot alors que je continuais de travailler avec mon professeur du CNSM.
Le premier jour, je lui ai joué la fugue en sol mineur et au bout de quelques lignes elle m’a dit :« Ce n’est pas du tout comme ça »… ! Mais d’une façon très gentille car elle n’était pas du tout autoritaire… elle proposait des choses qu’elle ne nous forçait pas à faire… c’était à nous de choisir… d’ailleurs elle nous laissait une grande responsabilité dans le choix de notre programme et dans notre façon de faire.
Et dès le premier cours, elle m’a proposé de retirer le coussin et de m’installer autrement.
J’y allais pour ça. J’étais très motivée et j’ai eu confiance tout de suite.
Avant de la connaître, j’ai lu ligne par ligne la méthode Flesch et j’avais déjà commencé à voir plus clair. En fait, elle a continué de faire une mise au point par rapport à ce que je venais d’apprendre. J’étais donc sur une idée de changement qui a beaucoup facilité mon adaptation à sa technique. Bien sûr j’ai fait du Sevcik, mais je n’ai pas du tout eu l’impression de faire une remise à zéro. Il n’y a pas eu de « démolition », elle n’a fait que m’apprendre des choses nouvelles par rapport à là où j’en étais. J’avais des bases instrumentales, mais pas du tout corporelles.
On a donc mis au point un rythme de travail : j’allais la voir toutes les semaines… mais comme je trouvais cela insuffisant, je lui ai proposé que l’on se voit tous les lundis, deux heures le matin et deux heures l’après midi… comme je prenais mon repas chez elle, on a pu faire plus ample connaissance… On a travaillé comme ça deux ou trois ans… et par la suite je la voyais une fois par semaine…
Pendant la préparation du concours Enesco, je continuais à travailler avec mon ancien professeur qui me donnait des indications musicales que je trouvais intéressantes… Elle n’y voyait aucun inconvénient.
Après un an de travail avec elle, j’ai donc réussi ce concours.
 
Qu’est ce qui fut nouveau avec elle ?
- Tout le travail du son. L’écoute et l’émission : la prise du son, la conduite, la résonance…
Comment conduire une phrase par l’écoute et pas seulement par l’idée musicale ; avec une sensation correspondant à la sonorité recherchée et une préparation intelligente des difficultés techniques.
Ce que je faisais avant, c’était surtout des approches de nuances… mais pas un grain de son personnalisé, c'est-à-dire pris physiquement, écouté.
Avec Dominique Hoppenot, on travaillait une prise de son précise, non pas brutale, mais « accrochée »…après on l’assouplissait.
Elle me montrait l’exemple… comme un peintre montrant le rouge fade ou le rouge vif….
Tout se faisait par l’écoute.
Il y avait donc de l’imitation mais à partir de là il y avait une sensation correspondante qu’elle m’aidait à reproduire, à personnaliser…
Elle m’a donc transmis un travail de posture et surtout de sensation.
La posture est la base. Elle est le véhicule pour aller quelque part musicalement… On ne peut travailler la sensation ou l’écoute sans elle. En méthode Tomatis par exemple, il y a une posture d’écoute et d’éveil libérant les muscles auditifs qui est semblable à celle préconisée par Dominique Hoppenot pour la tenue du violon. Si les élèves savaient tenir leur corps de façon gymnastique (telle qu’on le voit également dans les méthodes Alexander ou Mézières), le prof de violon n’aurait pas besoin d’en parler. A cette époque elle y était donc obligée.
C’était sans doute plus évident pour les chanteurs que pour les instrumentistes de faire appel au corps. Les élèves d’avant jouaient de l’instrument : on pose le violon sur soi, on pose l’archet sur le violon et on fait sonner, sans se poser d’autres questions ! Qu’on se tienne bien ou non cela n’avait pas beaucoup d’importance…
Mais le plus important c’est la sensation, ainsi que sa mémorisation et les moyens de la retrouver en cas de stress et selon la difficulté de certains morceaux.
Dans la sensation il y a aussi l’intériorité… ce qu’un yogi peut chercher dans la méditation par exemple…c’est la même sorte de recherche, que ce soit dans le silence ou avec le son… C’est à partir de là que l’on peut trouver vraiment sa musicalité, son expression musicale….
C’est pour cela qu’elle est venue sur mon chemin comme le guide que j’attendais…
Et elle fut un guide pour beaucoup de gens.
 
Avait-elle une méthode pour développer l’écoute intérieure ?
- Elle est spontanée chez les grands musiciens… ils entendent la musique avant de la jouer, cela paraît évident.
Elle n’avait pas de méthode pour cela… simplement elle en faisait prendre conscience. Par exemple, avant d’attaquer, se mettre dans le son, la nuance, le tempo… chaque détail devant être entendus avant de jouer.
 
Peut-on dire qu’en général elle apportait une véritable méthode de travail ?
- Je ne parlerais pas de méthode. Elle n’a pas dû enseigner la même méthode à chacun de ses élèves. Elle avait une approche différente selon le niveau de chacun.
Prenons le démanché : la note de passage et le soutien du coude, c’était pareil pour tout le monde, mais l’approche sensorielle, elle la faisait passer dans le langage de la personne à partir de là où elle en était.
 
Comment se déroulait un cours avec elle ?
- C’était un peu spécial avec moi car on commençait toujours par mes problèmes techniques. Dans la semaine, je notais tout ce qui n’allait pas. Je commençais alors à lui poser mes petites questions et au début elle y répondait plus ou moins « On va voir… ». Et puis comme je persistais dans cette façon de faire, elle a eu la gentillesse de se mettre à ce rythme et à commencer par répondre plus directement. Et finalement, on gagnait beaucoup de temps ! Evidemment, on n’a pas travaillé dix ans comme cela…
On consacrait une première partie à la technique, puis on passait à l’interprétation avec toujours les éléments physico-techniques qui y étaient associés.
Par exemple pour travailler quelque chose de très piano sur la touche c’était un équilibre qu’il fallait trouver dans le fond du dos…
Moi j’aurais bien pris deux heures de cours de plus, c’est elle qui n’en pouvait plus !!
 
Oublier tout ce travail de détails au moment de jouer, était-ce difficile ?
- Il faut que chaque chose soit assimilée pour être oubliée…
Dans l’école ancienne, on travaillait directement l’interprétation et on faisait fi de tous les moyens pour y parvenir de façon plus concrète et plus consciente.
Aujourd’hui il y a de nombreux élèves qui ont des problèmes techniques de base comme le démanché ou le vibrato qui ne sont pas résolus durant le CNSM. Cela est souvent dû au travail du CNR (Conservatoire Nationale de Région) où l’on travaille un programme tellement chargé qu’on n’a pas le temps de voir les détails techniques de près. Alors qu’Hoppenot prenait le temps de travailler un coup d’archet avec un Sevcik et ça prenait parfois plusieurs semaines avant de le mettre au tempo.
Depuis que je travaille au CNR, je vois bien qu’on a pas le temps de régler tous les détails techniques… le travail d’Hoppenot y est contradictoire…
Je fais donc des stages pour y remédier car il faut un temps pour cela.
 
Dans quelle ambiance se déroulaient les cours?
- On travaillait dans une pièce qui était sombre à l’époque. C’était un peu curieux mais elle l’avait fait exprès et elle avait une décoration très moderne; un studio d’environ 20 m² avec un mur noir et des murs vets foncé et une longue fenêtre qui donnait sur une cour pas très claire…On était toujours à la lumière électrique et même parfois il n’y avait que la petite lumière du pupitre… il y avait également un grand miroir… Elle avait expliqué que c’était pour ne laisser aucune distraction visuelle, pour que l’on soit vraiment dans ce qu’on était en train de faire, pour aider à la concentration… Elle avait des astuces comme ça !
 
Elle a donc passé dix ans de sa vie dans cette pièce ?!
- Mais elle, elle était assise sur son tabouret… elle n’était jamais adossée. Elle avait son maintien en permanence…
Et quand elle avait passé huit ou neuf heures dans sa pièce, le soir elle se replongeait dans une lecture ou une recherche… elle se couchait très tard. Elle voulait se nourrir d’autre chose, elle lisait beaucoup.
 
Monastique ?
- Il y a quelque chose comme ça, oui.
On va rencontrer l’ermite !
- Oui… en quête d’une sagesse
En tout elle avait une recherche de simplicité, de vérité dans les choses… elle allait au fond…
Elle avait une foi personnelle.
 
Elle serait un des liens entre l’approche occidentale de la musique et la philosophie orientale ?
- Oui tout à fait. Il y a un mélange de technique violonistique de haute qualité qui vient sans doute des pays de l’Est et aussi de techniques corporelles car c’était une époque où l’on parlait beaucoup du yoga, de la gymnastique suédoise, où l’on a beaucoup développé la notion du corps. Ça devenait courant. Moi-même j’ai pris des cours de yoga, de tai-chi, de relaxation, dès l’âge de 20 ans… Elle n’était pas directive, elle m’a juste laissé une ouverture et j’ai cherché par moi-même.
 
Comment organisait-elle son travail dans l’année avec chaque élève ?
- Elle n’avait pas de plan précis pour chaque élève, elle faisait en fonction de l’évolution de chacun…
A une époque, elle a commencé à prendre des notes sur chacun de ses élèves, mais elle a vite abandonné cette manière de faire… elle était dans la spontanéité avec une base pédagogique qui était installée en elle.
Elle ne cessait pas de chercher. J’ai senti l’évolution de sa pédagogie… des assouplissements de la posture, de l’axe du violon… Chacun de ses élèves était pour elle un champ de recherche.
Pour son livre, lorsqu’elle classait ses notes, c’était bien l’expérience de chaque élève qu’elle prenait. Elle a mis quinze années pour l’écrire. Je me souviens avoir passé trois semaines de vacances avec elle et des amis et chaque après-midi elle écrivait. Puis on discutait énormément, c’était passionnant.
Elle ne cherchait rien pour elle. Elle cherchait à transmettre. Elle se sentait canal entre ses connaissances, son contact avec le haut et la transmission. Transmettre ce qui était pour elle une vérité et qu’elle cherchait sans cesse. Nous faisions le voyage ensemble.
 
Face à un élève, elle avait l’intuition de quoi ?
- Jamais elle n’essayait de convaincre un élève à interpréter comme elle. Elle avait une grande force intuitive. Pour cela j’ai bien fait la différence avec mon ancien professeur qui me disait comment interpréter telle œuvre (ici c’est forte, là piano, là gai, ou triste..) alors qu'elle ne m’a jamais parlé comme ça. Peut-être qu’elle supposait que c’était évident pour moi, ayant déjà joué pas mal de choses… mais ce n’était pas son langage… elle disait : « Ecoute, va jusqu’au bout de la phrase, laisse toi porter à la dire… » Et là on trouvait instinctivement une ligne musicale, une ligne expressive… C’est cela qu’il fallait développer et non se dire « je vais jouer gai ou triste »….
 
Etait-elle entourée par d’autres musiciens dans ses recherches ?
- Elle était entourée par des gens comme Tortelier, Maurice Bourgue, Guy Bénard mais aussi des kinés, des gens du corps…
Elle organisait des soirées musicales chez elle et on pouvait faire de la musique de chambre, se rencontrer avec d’autres instrumentistes et elle-même faisait quelques soirées en trio avec Guy Bénard.
Son jeu était d’un très beau son, une approche très fine de ce quelle enseignait…
Toute la famille Tortelier était souvent chez elle… Il y avait des soirées sympas… !
 
Quelle était sa réputation en dehors de ce cercle ?
- Elle était très jalousée, très critiquée…
Ça dérangeait les professeurs alentour qu’il y ait quelqu’un qui remette tous les élèves d’aplomb. Ce n’était pas accepté…
Et ceux qui n’adhéraient pas à sa façon d’enseigner disaient que ce n’était pas bon de jouer sans coussin (alors que tous ses élèves ne jouaient pas sans, cela dépendait des morphologies)… qu’elle avait l’habitude de couper les cheveux en quatre, trop méticuleuse, voire névrotique… En fait, sa recherche était très mal comprise.
On disait parfois de sa classe : « C’est une secte !! »…
Beaucoup de ses élèves enseignent maintenant dans des conservatoires un peu partout en France…
A sa mort en 1983 il fut question de monter une fondation, mais l’idée n’a pas été retenue…
 
Qu’a-t-elle apporté à l’art de jouer du violon ?
- Elle considère le violon comme source d’évolution personnelle.
Elle ramène le violon à l’intérieur de la personne et en même temps il y a communication vers un public. C’est d’abord un chemin vers soi avant d’aller vers l’autre.
Le violon est un peu le prétexte pour se trouver soi-même…
Et finalement, quand on s’est trouvé, on peut communiquer.
L’instrument, soi, l’extérieur…
 
Peut-on parler de portée universelle ?
- La vraie portée universelle est de laisser chacun résonner selon son potentiel.
Le travail de sa pédagogie était de guider cela.